« A mes amis des Roux et des Garets, de Marius, du VALGAUDEMAR »
PRANTIC depuis 1963
Encore une fois je me réveille sous le ciel de Prantic.
Milieu magique situé au cœur d’un site prodigieusement sauvage et préservé,
limité par de hautes montagnes pierreuses dont les contours accidentés
donnent le vertige, et ferment la chaîne des Hautes-Alpes. C’est une
histoire d’amour hors du commun, que je vis, depuis trente trois années
en ces lieux "abrités" et protégés des remous de cette fin de siècle
désenchanté.
Été 1988, je viens de m’éveiller, par un matin
tendre et duveteux, chargé du parfum des bruyères, et de la suave odeur
des fougères. Mes yeux se posent sur les cimes alentours, elle sont
encore endormies et floues, nimbées de brumes mauves, elles s’étirent
dans l’ubac habillé de ténèbres secrètes.
Hier, je suis arrivée au crépuscule, et j’ai planté
ma maison de toile ; à 1800 mètres d’altitude, le ciel ressemble à une
voûte peinte par Botticelli, il n’en finit pas d’exploser des prismes
de couleurs précieuses, et la contemplation devient Divine, lorsque
le chant du torrent fougueux qui se brise en contrebas, se mêle aux
charivaris des insectes nocturnes.
C’est le premier matin du monde, le premier bonjour
; la gent malicieuse des marmottes me reconnaît. Elles sont toutes là,
perchées sur des rocailles grises, elles sifflent d’audacieux signes
de bienvenue. Leur concert envahit le cirque, et résonne en écho sur
les parois abruptes ; la tête me tourne, tous mes sens sont aiguisés,
c’est si beau, si grand, qu’une immense quiétude me pénètre jusqu’à
l’ivresse. Soudain, mes yeux voient plus loin, mon écoute puise l’essentiel
des chants de la terre, une sensation de bonheur se répand en moi et
je ferme les yeux, je me sens imprégnée par la force de la puissante
montagne.
Un long temps s’est écoulé ainsi, et je reviens
à la réalité caressée par un rayon de soleil qui vient colores mes joues.
Comme de grands draps déchirés, les vapeurs violettes de l’aube se sont
dissipées. L’astre lumineux vient de surgir en faisceaux incandescents
sur les versants de l’adret. Il se pose sur les pierriers de granit,
qui déroulent à présent leur langue, comme des laves rougeoyantes en
déchirant les herbes jaunes de l’été finissant.
Je suis sereine et paisible, je goûte en silence
ces instants privilégiés. Aucun chaos ne peut atteindre ces lieux d’extrême
tranquillité. Une frénésie s’empare de moi, et dans une exaltation sans
mesure, j’ai soudain envie de chanter, de peindre, d’écrire, j’ai l’âme
au bord du sublime.
Dans le plus simple appareil, comme aux lointaines
origines de la genèse, je perçois les ondes pénétrantes des senteurs
de la terre ; la terre de la montagne, imprégnée des essences de thym,
de menthes bleues, de framboisiers sauvages, et des graminées aux épis
dorés. Dans cet univers végétal, dont ma peau se régale, je me surprends
à me respirer ; je suis un peu sucrée, le soleil investit chacun des
plis de mon épiderme, il s’incruste de son feu cuivré, et répand des
vagues de chaleurs bienfaisantes.
Voici venu l’instant du silence et de la contemplation.
Dans ce décor inchangé et fidèle à lui-même, mes yeux se posent émerveillés
sur ce décor Alpestre. Cette haute montagne est là, majestueuse, mystérieuse,
elle règne en grande vestale sur le monde végétal, minéral et animal.
De grands carrés d’ombre dessinent les contours déployés des grands
hêtres touffus qui abritent en leur imposante frondaison, de miroitants
parterres de myrtilliers odorants, et les napperons fragiles des petites
fraises sauvages, dont les jolies feuilles dentelées frémissent sous
le poids de quelques insectes aventureux.
A l’ombre d’un mélèze, je perds la notion du temps.
Je reste fascinée par l’implantation des roches pelées d’où suintent
quelques gouttes irisées, derniers vestiges d’une nuit fraîche et humide.
Les grands éperons rocheux dominent le village des
Roux ; ils sont un gigantesque rempart dont les dernières courbes meurent
en douceur sur la langue de quelques névés pérennes ; Ils sont comme
de hauts lieux mythiques, où l’on pourrait entendre l’Oracle. Seuls,
les affrontent quelques rondes d’arbrisseaux épineux et secs dans lesquels
nichent de beaux tétras familiers des lieux.
Prantic, mon alpage, ma retraite, rêve du citadin
stressé, où je vis le bonheur dans la simplicité des choses. Prantic,
refuge aux heures des grandes débâcles morales, avec toi la vie est
douce, rien ne vient déranger l’ordre sauvage de tout ce qui respire,
pousse, meurt et renaît.
La gorge un peu sèche par tant d’émotions ressenties,
je vais rejoindre la source fraîche ; il me faut contourner les fougères
géantes, écarter l’agressif églantier, coucher quelques grandes lines
échevelées, et demander pardon au chardon étoilé, lorsque d’un malencontreux
coup de pied, je l’ai délogé de sa mousse épaisse.
Je m’assois sur une roche luisante, je laisse ma
main suivre le courant de l’onde, je me penche vers l’eau pure, et à
satiété je "m’enivre" de sa saveur minérale. Elle a aussi un goût de
serpolet, je la déguste avidement, j’inonde mon visage de sa bienfaisante
fraîcheur faisant éclater des myriades de perles bleues qui font jaillir
les pores de ma peau.
Au travers des bouleaux qui ombrent la source, une
brise légère frémit, elle sèche mes joues, s’anime dans mes cheveux,
et promène avec elle, toutes les essences florales de la montagne.
Je suis minuscule sous cette immense futaie de hêtres,
de chênes, et de sapins. Comme de grands magiciens ces derniers, balancent
leurs cimes en sifflant d’étranges sons, que répercute l’écho tel un
lointain carillon. Et je me dis, dans ces instants de communion totale
: « comment peut-on couper un arbre ? ». Je me suis toujours rebellée
devant cet acte sacrilège, et pourtant l’homme semble de toute évidence,
ne pas pourvoir se passer de lui pour survivre. Éternel cas de conscience,
jamais résolu ; de tout temps l’homme, prédateur, ampute la vie végétale,
animale et minérale pour préserver sa survie. C’est une dure réalité,
pour le poète, l’artiste et l’idéaliste.
Mais voici que le vent se fait plus fougueux, m’obligeant
brutalement, à reprendre contact avec un univers concret, je dois sortir
de mon rêve éveillé, les arbres commencent à agiter leurs faîtes, en
faisant tinter comme des soies, leurs petites médailles argentées. Je
suis encore une fois à l’écoute, grisée et un peu suffoquée par les
brusques assauts de Borée.
Me voici de nouveau sous la tente, j’écoute gronder
au loin quelques échos d’un orage de chaleur. La journée n’a pas de
fin, à tous moments, il se passe quelque chose. En ce moment, de grands
nuages se regroupent au sommet du Pévéou, ils ne sont pas très menaçants,
mais ils jouent avec le vent, sculptant d’hallucinantes chimères éphémères,
renouvelées à l’infini.
Je rends visite à la petite maison communale ; grise
et discrète, elle disparaît dans le décor, envahie par des arbousiers
dont les larges feuilles méridionales cachent l’entrée principale. Attenante
l’étable est vide. Il n’y a pas de génisses cette année. C’est un peu
triste, les autres étés, elles venaient le soir, se regrouper pour passer
la nuit dans le cocon chaud de la bergerie.
J’aime ces belles Tarines, aux yeux maquillés comme
des reines égyptiennes, qui très tôt le matin, en curieuses impénitentes,
venaient aux nouvelles, en léchant de leur langue rose et râpeuse la
toile de ma tente.
Je soulevais alors le moustiquaire, et je saluais
ces grandes prêtresses dont la robe rousse et lustrée incendiait de
lumière mon habitacle.
Avec leurs petits pis roses, lisses, et veloutés,
elle me faisaient penser à de jeunes filles en âge de se fiancer.
Elles gagnaient l’Alpe, lorsque le temps était venu
de la transhumance, elles allaient au lac de Pétarel. Il leur fallait
grimper, d’abord du village, puis patiemment gagner les hauteurs par
un sentier bordé de rhododendrons, escalader des roches coupantes, enfoncer
leurs sabots dans les prés marécageux pour enfin atteindre la petite
bergerie qu’encerclaient de grosses feuilles gonflées d’eau. Souvent
je les ai suivi, essoufflée et exténuée par l’aridité du chemin. Une
bonne sente de montagne, réservant à chacun de ses détours des trésors
de délicates découvertes, que je stockais au plus profond de ma mémoire.
Ainsi, le petit, tout petit lac de Pétarel, minuscule
cuvette captant tel un miroir, un coin de ciel bleu, bordé d’un feston
de vase verte qui servait de territoire à d’innombrables salamandres
au ventre orangé. Quel bonheur de les voir se prélasser ; du bout des
doigts je les taquinais, pas farouches, elles frémissaient en troublant
la surface de l’eau, qui s’animait en de beaux ronds bruissants.
« Que la montagne est belle dit le poète »
La majesté de Prantic est incommensurable.
Quelle leçon d’humilité, quel enchantement d’avoir
reçu ce don de voir, d’entendre et de sentir. Cela, en ces instants,
suffit à ma vie.
Je vais à présent partir, près de moi les gentianes
et les bruyères s’agitent, quelques papillons très bleus voltigent autour
d’elles, je vois, une petite araignée, le ventre rouge constellé de
points noirs, grimper dans la corolle d’une colchique épanouie, elle
tête le sucre mauve de la fleur offerte.
Tout contre la terre, je m’imprègne du parfum des
foins épars, je découvre l’univers laborieux de milliers d’insectes
traçant pour, un mois, un jour, une heure, le long périple de leur fragile
existence.
Vous habitants de cet entracte privilégié, sachez
que depuis 35 ans je suis des vôtres, et que je vous remercie de m’avoir
surnommée : La fée de Prantic.
Danielle